Conférence Oriol Ponsatí-Murlà – 23 février 2014

Oriol Ponsatí-Murlà
Université de Gérone
Antonio Machado à Collioure, métaphysique d’une patrie symbolique
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Bonjour,
La dernière fois que j’ai eu l’heureuse occasion de visiter Collioure pour assister et participer à la journée commémorative organisée par la Fondation Antonio Machado en hommage à Josep Maria Corredor, j’ai commencé ma conférence en remerciant la Fondation Antonio Machado de m’avoir donné un prétexte pour m’absenter de l’Espagne justement le jour de sa fête nationale, le jour de l’Hispanité, qui commémore celui où Christophe Colomb atteint le Nouveau Monde, tandis que commence un beau processus de colonisation sanguinaire. La Fondation Antonio Machado me fait aussi aujourd’hui un cadeau avec son invitation parce qu’aujourd’hui il y a 33 ans, le 23 février 1981, a eu lieu en Espagne le coup d’État perpétré par des officiers de l’armée, avec l’assaut du Congrès des députés par un groupe de gardes civils [<Photo lieutenant-colonel Tejero, Congrès des députés, 21 février 1981]. L’assaut commence à 18 heures 22 et le roi Juan Carlos I, chef d’état-major des armées, n’est apparu à la télévision pour annoncer l’échec du coup qu’à 1 heure 14 de la nuit, soit sept heures plus tard. Aujourd’hui personne n’a réussi à répondre encore à la question : qu’a fait, le chef d’état-major des armées, pendant sept heures, quand les tanks étaient dans les rues de Madrid ou de Valence. Je vois seulement deux réponses possibles : il chassait l’éléphant en Afrique, ou bien, il était simplement l’un des protagonistes cachés du coup d’État. Aujourd’hui, 23 février 2014, le roi d’Espagne est toujours Juan Carlos I. Donc, c’est toujours une précaution recommandable que de s’absenter de l’Espagne un 23 février. Beaucoup plus pour un Catalan comme moi : républicain, indépendantiste, maçon, séparatiste, rouge, le diable en personne. Je plaisante un peu, mais il y a un fond de vérité préoccupante dans mon commentaire : on nous rappelle trop souvent, à nous Catalans, ces derniers mois, que l’article huitième de la Constitution espagnole donne à l’armée « la mission de défendre son intégrité territoriale». Donc, si, le 9 novembre prochain, nous commettons le péché antidémocratique de choisir notre futur politique dans les urnes, vous ne devrez pas vous surprendre si, de nouveau, vous voyez les tanks dans les rues de Barcelone.

Après la photo initiale de l’assaut contre le Congrès, je voudrais commencer mon intervention par la projection de deux images, à mon avis, très éloquentes. [<Photo tombe Antonio Machado] La première est la photo d’une tombe bien connue de vous tous. C’est la tombe d’un grand poète espagnol, érigé par souscription populaire après l’admirable article de notre cher Josep Maria Corredor, publié dans le Figaro Littéraire, le 12 octobre 1957. [<Photo tombe Francisco Franco] La deuxième est la tombe d’un militaire qui a dirigé un régime politique autoritaire et dictatorial pendant 36 ans après un soulèvement contre le gouvernement démocratiquement élu et légitime de la République.
Je pourrais maintenant achever ma conférence. Il est tout à fait évident que ces deux tombes n’appartiennent pas seulement à deux États, à deux pays différents, mais aussi à deux mondes différents.

La dernière fois que je suis venu à Collioure, je vous ai parlé de plusieurs articles parus ces dernières années dans la presse progressiste espagnole, plus précisément dans le journal espagnol El País.
Le 16 novembre 2008, l’écrivain Benjamín Prado a publié un article dans El País sous ce titre : «¿Por qué no traer a España a Machado y Azaña?» (‘Pourquoi ne pas rapatrier en Espagne Machado et Azaña’ ?). L’auteur soutient que « Machado et García Lorca sont des symboles de notre culture et de notre société civile, que la guerre a transformés en symboles des victimes de l’horreur, et leur retour définitif en Espagne serait une leçon de la démocratie à la dictature, un exemple de la façon que choisit la liberté pour récupérer ce que la tyrannie a détruit et une preuve du fait que l’impunité est finie ».
Un autre article est paru dans ce même journal, El País, quelques mois plus tard, le 23 février 2009, il y a aujourd’hui cinq ans, signé par la populaire écrivaine Almudena Grandes, sous le titre de «Para Antonio» (‘Pour Antonio’). Madame Grandes, après une évocation lyrique de son premier contact avec la poésie de Machado, nous dit que « le cimetière de Collioure est épouvantable, et le tombeau, petit, indigne, pauvre, et surtout froid, très froid, trop froid pour un poète qui m’a si souvent fait trembler d’émotion ». Le maire de Collioure, M. Michel Moly, a répondu exemplairement quelques jours plus tard, le 3 mars 2009, dans une lettre publiée dans ce même journal.

Les tentatives pour faire revenir le corps d’Antonio Machado en Espagne ne sont pas une nouveauté. Juste cinq jours après la publication de l’article « Un grand poète attend son tombeau », de Josep Maria Corredor, indiqué plus haut, l’ambassadeur d’Espagne à Paris, José Rojas y Moreno, comte de Casas Rojas, réagit avec une lettre au ministre franquiste des Affaires étrangères, Fernando María Castiella, où il recommande la création d’une commission pour gérer le retour en Espagne du corps de Machado avant qu’il ne soit trop tard. Plus concrètement, dans une lettre confidentielle que très récemment a publiée Javier Muñoz Soro (Universidad Complutense de Madrid) . Rojas y Moreno parle de l’article de Corredor comme d’«una maniobra política que convendría frustrar». La commission est rapidement créée, le 7 novembre de 1957, mais le refus formel du frère de Machado, José Machado, empêche les choses d’aller plus loin. Le régime espagnol ne renonce pas. Il s’attache les services de l’avocat Roger Blateau, qui en mars 1958 présente au préfet des Pyrénées-Orientales une demande pour le rapatriement du corps de Machado. Le préfet, naturellement, la rejette en s’appuyant sur le refus de l’unique frère vivant d’Antonio Machado, José Machado.
Après la réinhumation du poète, le 16 juillet 1958, l’avocat Blateau présente un recours au ministère français de l’Intérieur, qui obtient le même résultat. Le critère invariable de José Machado, que je vais rappeler dans un instant, était le problème principal de la dictature pour s’approprier le corps d’Antonio Machado dans une opération de propagande politique absolument inacceptable.
Quand José Machado est mort, au Chili en décembre 1958, le franquisme a encore manifesté son intention de se réapproprier les restes de son frère Antonio. Le ministre franquiste de l’Information et du Tourisme, Manuel Fraga Iribarne (mort le 15 janvier 2012 avec tous les honneurs d’un vrai homme d’État) écrit, le 2 décembre 1966, une lettre, dans le même sens qu’auparavant, à son collègue Fernando María Castiella, toujours ministre des Affaires étrangères.
José Machado est mort, mais il a laissé ses volontés à propos de son frère Antonio en de très bonnes mains : l’hispaniste Marcel Bataillon, José Giner et Paul Combeau ont été les dépositaires d’un pouvoir signé par José Machado, où celui-ci affirme que « Nosotros nos oponemos a todo traslado de estos dos cuerpos a España como una disposición contraria en el actual estado de cosas a los sentimientos que impulsaron a Antonio Machado y a Ana Ruiz a desterrarse». Je vous ai cité ce document la dernière fois que je suis venu à Collioure parce que je l’ai trouvé dans une lettre inédite de Marcel Bataillon à Josep Maria Corredor du 1er mars 1972. Un peu avant, dans la même lettre, Bataillon demande à Corredor : « Vous-même, qui êtes fidèle à la mémoire de Machado, qui avez écrit l’article du Figaro Littéraire, accepteriez-vous de devenir le dépositaire de ces papiers? Je crois que ce serait une mesure conservatoire raisonnable ». Quand je vous ai parlé de cette proposition de Bataillon à Corredor, le 12 octobre de l’année dernière, je n’avais pas encore trouvé la réponse de Corredor à Bataillon. Il y a quelques semaines, je l’ai trouvée dans les archives de Marcel Bataillon au Collège de France, à Paris. C’est une lettre du 4 mai 1972. J’ai été étonné et très heureux de la réponse de Corredor à Bataillon. Il refuse de devenir le dépositaire des papiers de José Machado avec ces mots : « Quant au futur dépositaire des papiers dont vous me parlez, il me semble —après mûre réflexion— que la personne la mieux indiquée serait Jacques Issorel, qui est un jeune agrégé très compétent et un fervent admirateur d’Antonio Machado ».
Cette proposition n’est finalement pas arrivée à Issorel. Bataillon, à l’époque, avait 77 ans et il est mort, en 1977, probablement sans avoir formellement donné les pouvoirs à personne. Nous avons, donc, une succession de légitimité morale directe et parfaitement établie par des documents écrits : Antonio Machado – José Machado – Marcel Bataillon – Josep Maria Corredor – Jacques Issorel. Cette chaîne de gardiens de la mémoire a réussi pendant le franquisme à éviter le transfert des restes d’Antonio Machado en Espagne. Les tentatives après le franquisme, comme vous l’avez vu avec les deux exemples que j’ai cités, extraits du journal El País, ont continué et on peut être absolument sûr qu’il y en aura de nouvelles dans le futur.
« Nosotros nos oponemos a todo traslado de estos dos cuerpos a España como una disposición contraria en el actual estado de cosas a los sentimientos que impulsaron a Antonio Machado y a Ana Ruiz a desterrarse». Voilà la volonté de José Machado que nous devons préserver. Cependant, quelqu’un pourrait dire que, aujourd’hui en 2014, « l’actuel état des choses » a suffisamment changé pour que l’on puisse envisager le retour d’Antonio Machado en Espagne ?

À cela je répondrai avec trois images et vous-mêmes pourrez juger si l’«état des choses» a suffisamment changé :

  •  [<Photo tombe Francisco Franco] Franco repose dans une sépulture au Valle de los Caídos, un terrifiant monument, près de Madrid, construit par des prisonniers politiques républicains. Vous pouvez visiter le tombeau du dictateur et y déposer des fleurs, si vous le voulez, comme le font les nostalgiques du régime fasciste qui, tous les jours, lui rendent hommage. Pouvez-vous imaginer le retour du corps d’Antonio Machado en Espagne, pour être enterré dans la même terre où gît avec tous les honneurs son assassin, le dictateur ?
  • [<Photo cimetière de l’Almudena] Voici une image du cimetière de l’Almudena à Madrid. La photo a été prise au mois de juin 2012. On peut y voir les tombes de sept aviateurs de la Légion Condor, la force aérienne constituée de volontaires à partir des effectifs de l’armée de l’air de l’Allemagne nazie, pour combattre en Espagne aux côtés du camp franquiste durant la guerre civile. Le texte commémoratif dit en allemand et en espagnol « Aviateurs allemands, morts pour Dieu et pour l’Espagne ». La plaque a été retirée par l’ambassade allemande durant l’été 2012 avec une forte opposition de la mairie de Madrid, dirigée par le Parti Populaire.
  • [<Photo Mauthausen] La dernière image correspond au monument en hommage aux 70.000 républicains espagnols, morts au camp de concentration de Mauthausen. Quand, en 1962, Mauthausen a concédé un terrain, à l’extérieur du camp, pour y construire des monuments à la mémoire de ses victimes, la France a cédé une partie de sa parcelle aux républicains espagnols pour y ériger ce monument, financé par souscription populaire, comme la tombe de Machado. L’association « Amicale de Mauthausen », créée en 1962 pour venir en aide aux déportés des camps d’extermination nazis, n’a réussi à être légalisée en Espagne qu’en 1978, trois ans après la mort du dictateur. Aujourd’hui encore, l’obligation d’assister les victimes républicaines, tuées par les nazis, n’a pas été respectée par les gouvernements espagnols. Le 12 mai 2013, les associations de républicains espagnols se sont déplacées à Mauthausen pour rendre hommage aux victimes. Tous les États européens ont envoyé leurs plus hauts représentants politiques et militaires. Le gouvernement espagnol n’y a envoyé personne. Par contre, quelques semaines plus tôt, la représentante du gouvernement espagnol à Barcelone a rendu hommage à la División Azul, la force militaire envoyée par Franco à Hitler pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Vous pouvez juger par vous-mêmes si l’ « état des choses » a suffisamment changé en Espagne. Ou bien, si la patrie d’Antonio Machado doit continuer à être ces 3 mètres carrés qui constituent une patrie symbolique, une patrie dont les membres parlent plusieurs langues : français, castillan, catalan… européen. Une patrie qui n’est pas la France, ni l’Espagne ni la Catalogne, mais un espace transnational, gentiment cédé à perpétuité par la mairie de Collioure. Une patrie de 3 mètres carrés, mais sans limite d’espace, parce que c’est une patrie métaphysique et poétique où tous ceux qui croient à la liberté peuvent trouver une maison.
Merci beaucoup.