Conférence La contribution d’Antonio Machado au Romancero de la Guerre civile espagnole : vers un lyrisme de guerre ?

Claude Le Bigot est professeur émérite de l’Université de Rennes 2, agrégé d’espagnol et docteur-ès-lettres avec une thèse consacrée à la poésie politique dans l’Espagne républicaine (1931-1936).


Résumé

La contribution d’Antonio Machado au Romancero de la Guerre civile tient dans une vingtaine de compositions publiées en trois temps : Les Coplas dans le Bulletin du Servicio Español de Información et 8 sonnets publiés dans la revue Hora de España (dans le n° XVIII de juin 1938). Si l’on ajoute à ce corpus le poème inspiré par la mort de García Lorca  » El crimen fue en Granada » (Ayuda, octobre 1936), ces quelques compositions réunissent l’ensemble de sa « poésie de guerre ». Or, l’esthétique mise en oeuvre dans cette production ne correspond que très partiellement au critère lirico-exhortatif qui caractérise le Romancero de la Guerre civile. Après le rappel du contexte qui voit naître le Romancero de la Guerre, dans les pages centrales de El Mono Azul et la revue Hora de España, dont les lignes esthétiques diffèrent, nous essaierons de montrer que la production machadienne s’oriente vers un lyrisme de guerre. Mais pour avoir une idée complète de la poétique machadienne au moment de la tragédie espagnole, il convient de prendre en considération les idées esthétiques défendues par son apocryphe Juan de Mairena.


Version en espagnol


La contribution d’Antonio Machado au Romancero de la Guerre civile espagnole : vers un lyrisme de guerre?
(par Claude Le Bigot, université de Rennes 2/ CELLAM)

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                La poésie de guerre d’Antonio Machado occupe un espace très limité dans son œuvre poétique, et qui plus est, elle a connu de nombreux avatars avant qu’on puisse disposer d’un texte réputé sans faute. Les raisons sont connues, puisque le poète, mort à Collioure le 22 février  1939, n’a pu corriger d’aucune façon, des textes écrits dans les circonstances tragiques du conflit, suivies de l’agonie de la République dans les derniers mois de guerre. De telle sorte que jusqu’à la publication des Poésies complètes par Manuel Alvar en 1988, le lecteur ne disposait pas de la totalité de la poésie de guerre de Machado. Ni Oreste Macrí dans son édition de 1959, ni Aurora de Albornoz qui avait publié en 1961 à San Juan de Puerto Rico les Poésies de guerre de Antonio Machado, n’avaient eu accès aux autographes, pas même aux poèmes publiés pour la première fois dans différents journaux de guerre. Cette trajectoire éditoriale explique la faible connaissance d’une œuvre de modeste dimension, mais non dépourvue de signification, au moment d’évaluer ce que fut l’apport de Machado au corpus de la guerre civile.  Heureusement, Amelia de Paz nous a légué dans un article paru en 2006 dans la Revue de Littérature (Madrid) une étude détaillée des variantes, des corrections et de la mise à jour de ce que l’on peut considérer comme l’état définitif de l’œuvre poétique de la guerre du maître. Fondamentalement cet ensemble réunit un peu plus de vingt poèmes, qui ont vu le jour dans leurs version originale en trois temps : les Coplas publiées par le bulletin du Servicio  Español de Información, une livraison de neuf sonnets et une copla pour le n° XVII de la revue Hora de España (juin 1938). Si on ajoute à cela le poème inspiré par la mort de Federico García Lorca, nous avons la presque totalité de l’œuvre poétique écrite pendant la guerre. Or nous sommes contraints de constater que cette contribution ne reflète que partiellement le contenu du Romancero de la Guerre civile, comme si le poète avait été à la recherche d’une formule esthétique en accord avec sa sensibilité littéraire.  Dit d’une autre manière, nous misons sur l’idée que Antonio Machado se sentait plus proche d’un « lyrisme de guerre », que d’une adhésion épico-exhortative avec des signes de militantisme. En fait, là où on perçoit le mieux ses convictions idéologiques et son profond attachement à la cause républicaine, se trouve sans doute parmi les proses de son apocryphe Juan de Mairena, qui ouvraient chacun des numéros de la revue Hora de España jusqu’à la fin de la guerre, auxquelles nous consacrerons un espace, dans la mesure où elles sont révélatrices des idées littéraires du poète.

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                Un poème qui pourrait cristalliser la contribution de Antonio Machado au Romancero de la Guerre est « La crime a eu lieu à Grenade », inspiré par l’assassinat de García Lorca. Cela pour plusieurs raisons; c’est l’unique poème d’Antonio Machado publié dans El Mono azul / Le bleu de chauffe (22 octobre 1936), « le journal de l’Alliance des Intellectuels Antifascistes pour la défense de la Culture », fondé par Rafael Alberti et José Bergamín, en août 1936.  C’est là qu’est né dans les pages centrales d’une revue plutôt à caractère militaire, le futur Romancero de la Guerre d’Espagne, vers lequel ont conflué de nombreux poètes de métier pour manifester leur soutien à la République agressée. La mort de Lorca trouva immédiatement des échos dans toute l’Espagne et au-delà. En réalité, ce poème est apparu pour la première fois dans le journal Ayuda, la semaine précédente (17 novembre 1936), revue du Secours Rouge International, dirigée par María Teresa León et ensuite par Isidro Acevedo.  De façon significative, ce poème fut repris dans l’Hommage au poète García Lorca contre sa mort, préparé par Emilio Prados, puis comme frontispice de Poètes dans l’Espagne loyale, anthologie conçue et distribuée à l’occasion du II Congrès des Ecrivains Antifascistes, convoqué à Valence et Barcelone en août 1937. Ce poème condense toute la charge emblématique de l’adhésion de Antonio Machado à la cause populaire; et le gouvernement de la République en armes, entendait saluer le maître, exigeant modèle de conduite éthique et humaine, qui n’a jamais fléchi malgré les déconvenues. Cependant, le poème hommage, s’il est centré sur l’horreur de l’assassinat, ajoute l’exécration de l’ennemi, thème qui fut une constante du Romancero de la Guerre. La seconde partie du poème offre une inflexion vers un glissement imaginaire où Machado lui-même, avec un certain mimétisme lorquien, allie son émotion personnelle à l’omniprésence de la mort chez le poète de Grenade. Il en résulte que l’hommage d’Antonio Machado à Lorca adosse l’indignation collective à l’admiration pour un poète qui avait su nouer le sentiment tragique de la vie avec le pressentiment de sa mort précoce dont les circonstances emblématisent la folie mortifère des agresseurs :

El pelotón de verdugos
no osó mirarle a la cara.
Todos cerraron los ojos :
rezaron : ¡ni Dios te salva!

Le peloton de bourreaux
n’osa le regarder en face.
Tous fermèrent les yeux :
ils prièrent : Dieu ne peut rien pour toi!

Dans cet exemple, est illustré l’élan épique du Romancero, nuancé cependant par une vision aigüe et personnelle des obsessions lorquiennes dans son dialogue avec la mort :

« Porque ayer en mi verso, compañera,
sonaba el golpe de tus secas palmas,
y diste el hielo a mi cantar, y el filo
a mi tragedia de tu hoz de plata :
te cantaré la carne que no tienes […] »

Parce qu’hier, dans mes vers, ma compagne,
résonnait la frappe sèche de tes paumes,
et parce que tu as glacé ma voix,
et ma tragédie au fil de ta faucille d’argent,
je chanterai pour toi la chair que tu n’as point

                Ce poème est en réalité un triptyque aux sous-titres explicites : I. Le crime, II. Le poète et la mort, la IIIe partie ne porte aucun titre, mais elle est un appel à la solidarité qui transcende les circonstances de la mort du poète, ce qui coïncident  parfaitement avec de nombreuses autres compositions à valeur édifiante :

Labrad, amigos,
de piedra y sueño, en el Alhambra,
un túmulo al poeta

Amis, sculptez
avec la pierre et le rêve, dans l’Alhambra,
un sépulcre au poète

                L’adhésion d’Antonio Machado à la République ainsi que le souffle épique n’ont jamais résonné avec autant de justesse que dans ce quatrain en hendécasyllabes, qui loue l’esprit de résistance de Madrid, daté selon ce que dit l’indication au pied de la strophe : « Madrid, 7 novembre 1936 », moment où dans les capitales étrangères, on tenait comme imminente la chute de Madrid :

¡Madrid, Madrid! ¡Qué bien tu nombre suena,
rompeolas de todas las Españas!
La tierra se desgarra, el cielo truena,
tú sonríes con plomo en las entrañas.

Madrid, Madrid! Comme ton nom résonne
brise-lames de toutes les Espagnes!
La terre se déchire, le ciel tonne,
tu souris avec du plomb dans les entrailles.

Si ces vers condensent la ferveur républicaine de Antonio Machado, le poète n’a jamais cessé de célébrer la défense de Madrid, qui s’est convertie à partir de ce mois de novembre 1936, en lieu mythique d’un héroïsme ayant la  force d’un modèle pour les pays qui prétendaient défendre la démocratie. Au bout d’un an de guerre, le Bulletin du Service Espagnol d’Information publia de la main de A. Machado, le 7 octobre 1937 les mots suivants :

Madrid ha sabido ser más que capital de España y espejo de todos los buenos españoles ; porque al defender la causa popular -la justicia para el pueblo-, vierte su sangre por todos los pueblos y defiende el porvenir del mundo.

Madrid a su être plus que la capitale de l’Espagne et le miroir de tous les bons Espagnols; parce que en prenant la défense de la cause populaire -la justice pour le peuple- elle verse son sang pour tous les peuples du monde et défend l’avenir du monde.

                Dans la même ligne, l’éloge des chefs militaires au service de la République est logique et prévisible; Antonio Machado écrit des poèmes pour louer « Miaja » et « Líster, chef de l’Armée de l’Ebre ». Ce sont de courtes compositions qui rendent hommage à deux figures exemplaires, un militaire de carrière, personnage clé de la défense de Madrid et l’autre élevé au niveau des « grands capitaines », pour le rôle joué pendant toute la guerre et dans la dernière offensive importante de la République en juin-novembre 1938. Mais ces deux poèmes ne comptent  pas, selon l’opinion de Andrés Sánchez Barbudo parmi les plus réussis d’Antonio Machado, malgré des expressions parfaitement authentiques comme le dernier vers du second quatrain. Antonio Machado répondait alors à une lettre de Lister qu’il venait de recevoir :

Fragores en tu carta me han llegado
de lucha santa sobre el campo ibero ;
también mi corazón ha despertado
entre olores de pólvora y romero.

Dans ta lettre me parvient le tonnerre
d’une lutte sainte sur la campagne ibère;
de même accède à mon cœur
de la poudre et du romarin l’odeur.

Je cite  dans sa totalité le bref poème dédié à Miaja, l’organisateur de la défense de Madrid, au moment où le gouvernement de la République s’était réfugié à Valence :

Tu nombre, capitán, es para escrito
en la hoja de una espada
que brille al sol, para rezado a solas
en la oración de un alma,
sin más palabras, como
se escribe César o se reza España.

Ton nom, capitaine, mérite d’être gravé
sur la lame d’un sabre
brillant au soleil, murmuré dans la solitude
d’une prière de l’âme
sans plus de paroles,
comme on écrit César ou on invoque l’Espagne.

                Antonio Sánchez Barbudo a critiqué ce type de poésie parce qu’elle était « non seulement artificielle, mais encore un peu ridicule ». Le fait est que ce jugement basé sur des critères strictement esthétiques, escamote la signification de fond du Romancero de la Guerre civile, c’est -à-dire la création d’une expression collective née dans le fracas des armes et la ferveur d’un total consentement à l’idéal républicain. Une telle opinion finit par entretenir la même équivoque créée par Benjamin Péret dans Le déshonneur des poètes, lorsqu’il défend la thèse que la poésie n’a pas à se mettre au service dune cause, sans trahir sa mission.  Il est évident que le Romancero de la Guerre Civile apporte un franc démenti à un tel positionnement; il suffit de se pencher sur la poésie d’un Rafael Alberti ou d’un Miguel Hernández, qui par ailleurs n’ont pas toujours évité certaines énormités.  Benjamin Péret résume assez bien le dilemme de la poésie civique, mais il ne parvient pas à expliquer comment l’activité poétique travaille à « la libération totale de l’esprit humain ». Chose qu’Antonio Machado percevait plus clairement dans certains écrits en prose, à partir de sa réflexion sur les liens entre « culture et peuple ». Je prendrai pour exemple cette citation de B. Péret, qui vaut la peine par ses sous-entendus:

L’expulsion de l’oppresseur et la propagande en ce sens sont du ressort de l’action politique, sociale ou militaire, selon qu’on envisage cette expulsion d’une manière ou d’une autre. En tout cas, la poésie n’a pas à intervenir dans le débat  autrement que par son action propre, par sa signification culturelle, quitte aux poètes à participer en tant que révolutionnaires à la déroute de l’adversaire nazi, par des méthodes révolutionnaires, sans jamais oublier que cette oppression  correspondait au vœu, avoué ou non, de tous les ennemis -nationaux d’abord,  étrangers ensuite – de la poésie comprise comme libération totale de l’esprit humain […]

La expulsión del opresor y la propaganda en este sentido tienen que ver con la acción política, social o militar, según se piense dicha expulsión de una manera u otra. En todo caso, la poesía no tiene por qué terciar en el debate de otro modo que con su acción propia, por su significación cultural propia, admitido el hecho de que los poetas participaran como revolucionarios a la derrota del adversario nazi con métodos revolucionarios, sin olvidar jamás que esa opresión correspondía al deseo, reconocido o no, de todos los enemigos -nacionales primero, luego extranjeros – de la poesía entendida como liberación total del espíritu humano […]

                Juan de Mairena aussi a vu dans l’Espagne en armes un acte énergique et décisif pour repousser l’envahisseur, mais en accomplissant ce devoir, le poète du peuple se mettait au service de toute l’humanité. De telle sorte que l’accès à la culture pour les classes modestes est le chemin le plus sûr pour asseoir une « éthique populaire ». C’est l’idée centrale développée par Antonio Machado devant le II Congrès International des Écrivains Antifascistes (juillet 1937). Deux citations pour rappeler le sens de la mission  que partageaient très largement les collaborateurs de la revue Hora de España pour la défense de la culture. Antonio Machado écrit : « Pour nous, défendre et diffuser la culture est une même chose : augmenter de par le monde le trésor humain de la conscience en éveil ». Antonio Machado est un Espagnol universel, avec une conscience aigüe des capacités de l’homme du peuple à défendre les valeurs qu’incarne la République : la liberté, la justice, la culture et le travail. Il est important de rappeler que Juan de Mairena reprend à son compte la notion de « peuple-souverain », héritée de la Révolution française, et revisitée par la Révolution soviétique, unique société considérée à l’époque comme le modèle accompli de la révolution prolétarienne. De là, l’enthousiasme d’Antonio Machado face aux transformations sociales et culturelles réalisées par la société soviétique, avec certaines réserves sous-entendues, si par hasard le communisme ne tenait pas toutes ses promesses :

Il est très probable, presque sûr, que l’âme russe n’ait pas, au fond et à la longue, trop de sympathie pour le dogme central du marxisme, qui est une foi matérialiste, en la croyance dans la faim comme unique moteur décisif de l’histoire. Mais le marxisme possède pour la Russie, comme pour tous les peuples du monde, une valeur instrumentale inestimable. Le marxisme contient les visions les plus profondes et les plus sûres des problèmes que pose l’économie de tous les peuples occidentaux.

Es muy posible, casi seguro, que el alma rusa no tenga , en el fondo y a la larga, demasiada simpatía por el dogma central del marxismo, que es una fe materialista, en la creencia en el hambre como único y decisivo motor de la historia. Pero el marxismo tiene para Rusia, como para todos los pueblos del mundo, un valor instrumental inapreciable. El marxismo contiene las visiones más profundas y certeras de los problemas que plantea la economía de todos los pueblos occidentales.

                Les poèmes de guerre d’Antonio Machado forment un ensemble assez hétérogène, en particulier une série de coplas qui n’ont aucun rapport avec le ton héroico-exhortatif du romancero de la guerre. Mais la concision du dire, alliée au fond énigmatique à une  tonalité en mode mineur, donne à ces compostions une résonance lyrique qui n’est pas un cas isolé dans la production de guerre. Il suffit de rappeler un bref recueil, imprimé en 1938, écrit par Emilio Prados sous le titre de Chansonnier mineur pour les combattants/ Cancionero menor para los combatientes. Ce petit livre réunit des poèmes où les échos de la guerre affleurent dans quelques touches discrètes :

Resbalando en la noche
se escapa el día.
El soldado, a la estrella
su suerte fía.

La rama del invierno
larga y sin flor.
Naranjales quemados.
Tierra sin sol.

Glissant sur la nuit
le jour s’enfuit.
Le soldat, à sa bonne étoile
son sort a remis.

La branche d’hiver
longue et sans fleur.
Des orangers brûlés.
Terre sans soleil.

Le penchant d’Antonio Machado pour des compostions brèves d’allure populaire est dans le sillage de ses « Chansons pour Guiomar à la façon d’Abel Martín et de Juan de Mairena »; à titre d’exemple, nous proposons en échantillon cette soleá qui résume le goût du poète pour des formes de lyrisme épurées comme on en trouve dans les coplas polies par la tradition :

¡Sólo tu figura,
como una centella blanca,
en mi noche oscura!

Seule ta silhouette,
comme une étincelle blanche,
dans ma nuit obscure!

                Si nous comparons cette copla avec celles écrites en octobre 1938, c’est-à-dire, à un moment où l’espoir de vaincre le camp des fascistes s’est évanoui, le ton a changé. Antonio Machado fait-il allusion à une situations sans véritable expectative, par sa référence à Don Quichotte? :

Los encantadores
del buen caballero
bruñen los mohosos
harapos de hierro.  (Puértolas p. 73)

Les enchanteurs
du bon chevalier
font briller les hardes
de fer rouillé.

                Il n’y a pas en fait de défaitisme chez Antonio Machado. Le même phénomène est observable chez Miguel Hernández avec le poème de clôture de El hombre acecha/ L’homme aux aguets (1939), quand la veine épique s’est tarie; le moment est alors venu pour un lyrisme plus intimiste :

Florecerán los besos
sobre las almohadas.
Y en torno de los cuerpos
elevará la sábana
su intensa enredadera,
nocturna, perfumada.

El odio se amortigua
detrás de la ventana.

Será la garra suave.

Dejadme la esperanza.

Les baisers refleuriront
sur le doux oreiller.
Et autour des corps
le drap élèvera
sa treille intense,
nocturne, parfumée.

 La haine s’apaisera
derrière la fenêtre.

 Plus douce sera la griffe.

 Laissez-moi l’espérance.

                La situation est identique avec la livraison à la revue Hora de España des 8 sonnets publiés dans le n° XVII daté de juin 1938. Un lecteur moyennement averti se rend compte du mouvement de balancier entre les compositions clairement héroïques dans le droit fil de la tonalité épique (I,II, VII, VIII), qui insistent sur la trahison des conspirateurs, et une veine hybride qui associe l’épique et l’intime, que j’ai appelé ailleurs un « lyrisme de guerre ». Antonio Machado accède à certains moments comme un Alberti, un Miguel Hernández, et même un Emilio Prados, à une parole émouvante qui fusionne le souvenir personnel intime (allusions a Guiomar et Léonore) avec la cruelle réalité de la guerre :

   La guerra dio al amor el tajo fuerte.
Y es la total angustia de la muerte,
con la sombra infecunda de la llama

   y la soñada miel del amor tardío,
y la flor imposible de la rama
que ha sentido del hacha el corte frío.

   La guerre a porté à l’amour un coup funeste.
Et l’étendue angoissante de la peste,
mêlée à l’ombre d’une flamme stérile

   et au doux miel d’un amour tardif
a mis au bout du rameau une fleur fragile
soumise au tranchant d’un froid vif.

Séparation, absence, blessure forme le triptyque douloureux d’une subjectivité qui enlace les souvenirs et la sensation d’une perte irrémédiable; les poèmes de guerre d’Antonio Machado sont peu nombreux, mais quelques-uns atteignent une terrible authenticité, et ont su éviter l’enflure de la propagande :

   Trazó una odiosa mano, España mía,
-ancha lira, hacia el mar, entre dos mares-,
zonas de guerra, crestas militares,
en llano, loma, alcor y serranía.

   Manes del odio y de la cobardía
cortan la leña de tus encinares,
pisan la baya de oro de tus lagares,
muelen el grano que tu suelo cría.

Une main odieuse a tracé, ma chère Espagne,
– large lyre, étendue vers la mer, entre deux mers-,
des zones de guerre, des crêtes militaires,
en plaine, par monts et collines, en montagne.

 Les esprits de la haine et de la lâcheté
coupent le bois de tes chênes anciens,
foulent dans tes pressoirs l’or des baies
et broient le grain dont ton sol a pris soin.

L’attachement du poète à son pays est chargé de sentimentalité charnelle et pointe la plaie ouverte, la trahison, la spoliation. Le crime, la cruauté  et le vol dessinent les marques d’une diatribe qui ne se transforme jamais en injures grossières, comme ce fut souvent le cas dans le Romancero populaire d’esprit satirique.

                Désormais sans illusion au moment où se tait le fracas des armes, les derniers poèmes d’Antonio Machado évoluent vers une forme laconique. C’est alors que le poète cultive la copla, qui véhicule la quintessence d’un lyrisme d’une tradition ancienne. Là, le poète a éliminé toute référence au contexte de guerre, et se concentre comme dans le romance du prisonnier, bien connu depuis le Moyen Age, sur la gravité de la perte et de l’absence. Comme prémonition d’une mort prochaine et face à une réalité qui lui échappe, le poète confère à la voix la pérennité du chant qui s’élève au-dessus de sa condition de mortel,; or, celle-ci constitue l’unique lieu où se tissent dans une même vision la vie et la mort. J’oserai établir une comparaison avec le cante jondo, expression d’une culture populaire par définition. Le poète descend dans les profondeurs, en pensant aux absents (Léonore, Guiomar, Federico et les milliers de morts de la guerre), qui forment la masse des disparus, pour contempler dans la puissance du langage la fusion du proche et du lointain, du visible et de l’invisible, convaincu que la parole ouvre sur l’illimité.  Avec les « Chansons à Guiomar », Antonio Machado renoue avec le lyrisme le plus raffiné, sans le poids d’inutiles ornements, mais avec l’intuition philosophique d’une vérité immanente au chant :

Y te daré mi canción,
« Se acta lo que se pierde »,
con un papagayo verde
que la diga en tu balcón.

Je te donnerai ma chanson.
« On ne chante que ce que l’on perd »,
avec un perroquet vert
qui l’entonnera à ton balcon.

                Comme tous les grands poètes du Romancero de la Guerre civile, Antonio Machado s’est exprimé à partir du double versant dans lequel ils se sont impliqués. D’abord, admiratif face à la ferveur populaire, et l’esprit de sacrifice qui animait les miliciens, le poète a signalé très tôt comme modèle du souffle épique, le romance d’Emilio Prados « Se levantan los muertos / Debout les morts », poème où est endiguée certaine « frivolité esthétique », que le poète sévillan reprochait à de nombreux poètes de la génération de 1927. La guerre les a obligé à « s’éloigner du fétichisme des images ». On ne cherche plus l’image pour son caractère novateur et étrange, sans relation logique avec l’argument. Antonio Machado a bien perçu chez Emilio Prados cette manière dans le poème daté de décembre 1936 :

Van junto a los mastines sin dueño de la guerra,
con los tristes harapos de los niños profundos,
los que al combate entraron desnudo todo el pecho
y ahora los cruza el aire como a viejos castillos.

Ils avancent à côté des molosses sans maître de la guerre,
dans leurs tristes hardes d’enfants éternels,
eux qui sont entrés dans la bataille la poitrine nue
et que le vent traverse maintenant comme des châteaux délabrés.

Par ailleurs, Machado a toujours approuvé la simplicité, unie à la dignité des travailleurs, en citant l’exemple de José María Morón, un poète de Huelva, tombé dans l’oubli, mais qui s’était fait connaître en 1933 avec Minero de estrellas / Mineur d’étoiles :

Duende en las galerías,
por la enterrada noche de la sierra
cavó milenios de hondas sombras frías
trasfundido al aliento de la tierra.

Feu follet des galeries,
dans la nuit souterraine des montagnes,
il a creusé des millénaires d’ombres froides et profondes,
en se propageant  au souffle de la terre.

L’admiration sincère qu’Antonio Machado a voué à José María Morón s’explique par le dévouement que le poète de Huelva a toujours manifesté fae à l’abnégation du peuple de la mine, coulée maintenant dans des vers d’intense émotion solidaire. A. Machado a pu porter témoignage dans une note publiée dans La Vanguardia (24-X-1938) sur les voix les plus remarquables qui se frayaient de nouveaux chemins lyriques à la faveur de la guerre :

Como Alberti, como Emilio Prados, como Serrano-Plaja, Morón se acercó al alma del pueblo, no solamente para oírle cantar ; supo también piadosamente, escuchar su fatiga. Y descendió con él a las entrañas de la tierra a las tinieblas de la mina…

Comme Alberti, comme Emilio Prados, comme Serrano-Plaja, Morón s’est approché de l’âme du peuple, non seulement pour l’entendre chanter ; il a su aussi pieusement, écouter leur fatigue. Et il est descendu avec lui dans les entrailles de la terre, dans les ténèbres de la mine…

                Quelle leçon devons nous conserver de cette poignée de poèmes écrits par Antonio Machado au contact de la guerre? Evidemment, une position honnête, qui envers et contre tout pense que la poésie est encore un outil d’émancipation, face à l’oppresseur, au conformisme, à toutes les formes de limitation. Pour cette raison, Antonio Machado s’est toujours montré hostile à l’abstraction, qui a les mêmes inconvénients que la médiocrité. Sans doute le poète a-t-il trouvé dans sa proximité avec « l’âme du peuple » l’antidote le plus efficace contre l’usure, devançant par ce positionnement l’opinion de Jean-Pierre Siméon dans son Petit éloge de la poésie :

Le pari de la poésie est en effet de trouver les moyens de restituer dans la langue le poids, la consistance, la saveur et la complexité de la réalité, non pensée ou rêvée, mais vécue.

La apuesta de la poesía es desde luego encontrar los medios de restituir en la lengua, el peso, la consistencia, el sabor y la complejidad de la realidad, no pensada ni soñada, sino vivida.

Télécharger la conférence en français avec les notes (PDF)