Un grand poète attend son tombeau

Le Figaro littéraire du samedi 12 octobre 1957
Article de Josep Maria Corredor

Un grand poète attend son tombeau


Avec l’appui du maître Pablo Casals qui a bien voulu nous écrire à ce propos, des amis et des admirateurs de l’oeuvre de Machado prennent l’initiative de lui élever un tombeau. Nous nous associons de grand coeur à leur pensée qui doit devenir un hommage de tous les lettrés à un grand lyrique de ce siècle.


Depuis dix-huit ans les restes d’un poète reposent dans le cimetière de Collioure, cette petite ville de pêcheurs, bien connue de nombreux touristes, qui se trouve sur la côte méditerranéenne, tout près de la frontière franco-espagnole. Ce poète est Antonio Machado, l’un des premiers lyriques de notre époque. Pour certains critiques, en effet, une triade symbolise le sommet de la poésie du XX° siècle : Valéry, Rilke, Machado. D’ailleurs, lorsqu’elle décerna, en 1936, le prix Nobel de littérature à Juan Ramon Jiménez, l’Académie de Stockholm prit soin d’associer au nom du nouveau lauréat celui du poète qui avait été l’une des premières victimes de l’exode survenu à la fin de la guerre civile espagnole.

Qui était Antonio Machado ? Bien qu’il fût né à Séville en 1875 – son grand-père avait été « gobernador » de la ville au moment de la première république espagnole -, il avait résidé à Madrid depuis l’âge de huit ans ; il y fut un élève fervent de l’Institución Libre de Enseñanza, et de son fondateur, Francisco Giner de los Rios, « le vieillard joyeux à la vie sainte ».

Sa vocation littéraire s’éveilla de bonne heure. La « fin du siècle » est marquée en Espagne par un nom qui prête à confusion : le « modernisme ». Les éléments qui composaient ce mouvement étaient passablement hétéroclites ; toutefois, à la suite de Ruben Dario – « el Indio divino », comme l’appelait Ortega y Gasset – un renouveau incontestable se faisait jour dans la littérature et plus spécialement dans la poésie. En 1899, nous voyons Antonio et son frère Manuel à Paris, engagés comme traducteurs par la maison Garnier. Antonio rentre en Espagne deux ans plus tard et il publie, en 1903, son premier livre de poésie, Soledades, salué par la critique comme un événement. Il est nommé, en 1907, professeur de français au lycée de Soria, cette ville si typique et si représentative du plateau castillan. C’est la période décisive de sa vie. Soria signifiera pour lui la connaissance en profondeur du paysage et de l’âme de Castille, ainsi que la rencontre de Leonor, l’enfant adorable, l’incarnation d’un rêve d’amour, vite brisé, et dont la blessure restera inguérissable.

Antonio et Leonor se marient en 1909. Elle a seize ans ; lui, trente-quatre. Machado, qui prépare un nouveau livre, Campos de Castilla, obtient, en 1911, une bourse d’études, et le jeune ménage part pour Paris. Le poète assiste aux cours de Bédier et surtout à ceux de Bergson au Collège de France, car la philosophie l’attire de plus en plus. Quel ravissement, pour ces jeunes mariés, que ce séjour dans la capitale française ! Hélas ! le soir du 14 juillet, quand on s’y attendait le moins, Leonor commence à cracher du sang. C’est une hémoptysie terrible. Dans ce soir de fête, son mari ne parvient pas à trouver un médecin. Le lendemain, l’on transporte Leonor dans une clinique de la rue Saint-Denis et comme son état ne fait qu’empirer, les deux époux retournent à Soria au mois de septembre.

Machado comprend que sa femme est condamnée. Désespéré, il se propose de ne pas lui survivre. Il fait tout pour se contaminer. Il pose ses lèvres sur le verre dans lequel Leonor vient de boire, il respire son haleine quand elle dort. Cependant, à d’autres moments, il se rend compte qu’il doit garder son sang-froid pour soigner et encourager la malade. Il fait construire une sorte de voiture d’enfant et, lorsque le temps est favorable, lui-même conduit Leonor, assise comme une fillette, à l’ermitage du Mirón, sous les regards émus et respectueux de leurs concitoyens. Au début de 1912 paraît Campos de Castilla. C’est un succès foudroyant, la consécration définitive de Machado. Unamuno, Ortega y Gasset, Azorin, les noms les plus prestigieux de l’intelligentzia espagnole, prodiguent leurs éloges au poète, qui en ce moment ne songe qu’à la vie, ou plutôt à la mort, de sa femme. Celle-ci s’éteint le 1er août. Ce même jour, elle avait serré la main de son mari et lui avait dit doucement : « Je ne me séparerai jamais de toi. »

Antonio quitte Soria pour toujours. La joie de vivre est finie pour lui. Après le désespoir, il se sent envahi par un vide si angoissant qu’il paraît lui-même une sorte de mort en sursis. Il occupe successivement la chaire de langue française aux lycées de Baeza, de Segovia et de Madrid. Sa mère, – qui repose maintenant à ses côtés, au cimetière de Collioure – lui tient compagnie. A Baeza, les gens de cette petite ville andalouse s’habituent à voir un monsieur, négligemment habillé, qui s’assied tous les après-midi sur le même banc de la promenade et qui regarde tristement le paysage. Machado lit beaucoup ; il écrit beaucoup moins, mais ses poèmes, volontairement dépouillés, renouvellent le vocabulaire et les images et atteignent un degré suprême de pureté, de densité, de profonde résonance. Homme de vaste culture, il poursuit des études philosophiques poussées. Le temps a joué un rôle important dans son oeuvre, car ce poète n’a pu se dessaisir d’une sensation d’angoisse devant « le reflux des heures qui constituent notre existence ». La durée bergsonienne et « le temps perdu » de Proust l’ont vivement frappé, ainsi que le Sein und Zeit de Heidegger, en raison des rapports étroits que le philosophe allemand établit entre le temps et l’existence humaine. Pourtant, il ne faudrait pas s’y méprendre : Machado n’est rien moins qu’un poète philosophique. La poésie de ce grand inspiré ignore les éléments conceptuels. C’est une poésie qui reflète un maximum d’authenticité et qui atteint les hauts sommets avec les moyens les plus simples. Machado approche les choses et il les touche à peine ; il nous les signale, tout simplement, d’un geste timide et surpris, qui en souligne la beauté ou l’émotion.

Le 18 juillet éclate le soulèvement militaire contre la République espagnole. Quatre jours plus tard, la presse madrilène publie un communiqué signé par des intellectuels éminents, qui proclament « leur attachement au gouvernement légitime de la République et leur admiration pour le peuple espagnol qui défend si héroïquement sa liberté ». Parmi les signataires de ce document on relève le nom d’Antonio Machado.

Sa vie durant il s’est tenu à l’écart des luttes politiques. Cependant, le libéral qu’il a toujours été, l’ancien élève de Giner de los Rios, l’intellectuel pour qui la vie de l’esprit est inconcevable sans la liberté d’expression, le poète qui connaît la misère séculaire des paysans andalous et castillans, a ressenti le soulèvement militaire comme un affront. Il a pris position dès le premier jour et il n’a pas varié par la suite. L’assassinat de Garcia Lorca lui inspire un poème bouleversant : El crimen fue en Granada. Il collabore régulièrement à Hora de España, porte-parole des écrivains républicains. Il regrette douloureusement les excès et les horreurs de la guerre civile, mais il ne transige pas sur la question de principe.

Février 1939. La République espagnole s’écroule. Des centaines de milliers de personnes s’approchent péniblement de la frontière pyrénéenne au milieu d’un froid glacial. Parmi cette avalanche de malheureux se trouvent Antonio Machado et sa très vieille mère. Tous les deux sont malades. « Il (Machado) était comme la meilleure tête de bétail d’un troupeau humain persécuté, chassé d’Espagne ? C’est ainsi qu’il traversa les montagnes de la frontière glacée, parce que ses meilleurs amis, les plus pauvres et les plus dignes, en avaient fait autant. » (Juan Ramon Jiménez) Sitôt entrés en territoire français, on fait monter Antonio et sa mère sur un camion surchargé. Le poète transporte avec lui deux valises : l’une contient du linge et un costume ; l’autre, ses papiers, ses manuscrits. On lui dit qu’il n’y a pas de place pour les valises. Il les abandonne… Avec quel regret ! Cet homme, insensible à la réussite matérielle ou sociale, n’a vécu que pour ces papiers, et pour le souvenir d’une jeune femme ensevelie dans un cimetière lointain. Le camion arrive à Collioure. Des gens simples et charitables accueillent les deux exilés ; il faut surtout citer Mme Quintana, la propriétaire de l’hôtel Quintana, qui leur a prodigué des soins, pourrait-on dire, maternels, et M. Jacques Baills, un modeste cheminot roussillonnais. Machado, victime d’une pneumonie, meurt le mercredi des Cendres. Il avait été prophète, lorsqu’il avait écrit : « Et quand arrivera l’heure du dernier voyage […] vous me trouverez presque nu, comme les enfants de la mer. » Sa mère, à qui on a caché, pieusement, la mort d’Antonio, ne lui a survécu que de quelques jours.

Une famille de Collioure a prêté son caveau pour abriter provisoirement la dépouille d’Antonio Machado. Dix-huit ans ont passé et il est fort possible que cette famille se trouve dans l’obligation de réclamer bientôt la place qu’occupe le cercueil du poète. La situation deviendrait alors tragique. Nous nous permettons donc de lancer un appel pour qu’Antonio Machado dispose enfin d’une tombe. Le conseil municipal de Collioure s’est engagé à céder le terrain nécessaire (c’est tout ce que ses attributions lui permettent de faire). Il ne s’agit pas d’ériger un panthéon, cela conviendrait fort mal à l’esprit d’un homme qui souhaitait mourir « presque nu ». Il importe de trouver une solution à un problème angoissant, afin qu’Antonio Machado, le grand poète mort et enterré en France, cesse d’être le poète sans tombe.

J. Ma. Corredor